La mission française des Ponts et Chaussées, 1882-1894

Suite à un arrêté du ministère des Travaux publics (français) daté du 28 octobre 1882, Marie-Auguste-Edgar Boulangier (1850-1899), à l’époque ingénieur ordinaire du corps des Ponts et Chaussées attaché à la résidence de Royan, est mis à la disposition du gouvernement hellénique pour faire partie d’une mission française technique en Grèce. Une dépêche télégraphique envoyée d’Athènes le 24 décembre de cette année nous apprend que Boulangier enquêtait déjà sur la société des chemins de fer de Thessalie et souhaitait solliciter en urgence l’appréciation du chef de la mission, l’ingénieur des Ponts et Chaussées Alfred-Marie-Henri Rondel (1827-1898), mis officiellement au service du gouvernement grec le 1er novembre 1882.

En janvier 1883, ce poytechnicien de la promotion 1846, qui avait intégré l’École des ponts et chaussées deux ans plus tard, peut compter sur une force de travail importante comprenant une vingtaine de techniciens français prêts à mettre, contre argent (grec), leurs compétences au service du royaume hellénique. En espérant voir leurs revenus augmenter de façon substantielle – Rondel est censé toucher pas moins de 50 000 francs par an, le salaire annuel prévu pour les ingénieurs du corps qui le secondent peut monter jusqu’à 30 000 francs, alors qu’un certain Jean Robic, père de famille avec cinq enfants en bas âge, débarque au pays avec la promesse de voir le prix de sa journée passer de quatre à sept francs –, d’autres techniciens français ne tarderont pas à joindre la mission. À la fin de l’année 1883, malgré le retour au pays d’un certain nombre des missionnaires initiaux – Boulangier va quitter, par ailleurs, lui-même la scène grecque assez tôt –, la mission des Ponts et Chaussées sera forte d’une trentaine de personnes environ. À cette époque, tout en dirigeant ses hommes sur le terrain, Rondel est aussi le destinataire de plusieurs ouvrages expédiés en Grèce, dont un paquet contenant deux exemplaires du tout récent Recueil de types d’ouvrages d’art et de formules préparé par le Conseil consultatif de la vicinalité institué en 1879.

Si Rondel dirige ces « émigrés » de la technique française pendant plusieurs années, les ingénieurs les plus actifs de la mission sont deux autres membres du corps des Ponts et Chaussées, bien plus jeunes que leur chef, quelque peu handicapé par son âge avancé. Polytechnicien de la promotion 1871, Abel-Hector Gotteland (1851-1925) intègre l’École des ponts et chaussées deux ans plus tard et il est l’un de deux ingénieurs « secondaires » qui accompagnent Rondel en Grèce dès les débuts de la mission, puisqu’il est mis à la dispostion du gouvernement hellénique aussi tôt que le 6 janvier 1883. Quant à Édouard-Léon Quellenec (1856-1927), il intègre officiellement le groupe de ses compatriotes en septembre 1884 en remplacement de son camarade de corps Elysée-Maurice-Zacharie Hutin (1857-1910), un polytechnicien de la promotion 1876 qui « échange », en 1884, la Grèce contre le Canal de Panama.

En charge à ses origines par le gouvernement hellénique de conçevoir, piloter et mettre en œuvre la modernisation du royaume grec en matière d’infrastructures techniques, la mission française des Ponts et Chaussées associera son nom à la politique de grands travaux publics réalisés sous les ministères successifs de Charilaos Trikoupis (1832-1896) dans les années 1880. Un premier bilan des actions de la mission, établi de la main de Rondel lui-même moins d’un an et demi après son institution, montre clairement que les missionnaires ne chôment pas. Ainsi le 1er mai 1885, ils sont déjà impliqués dans l’étude de : 908 kilomètres de routes à travers le pays, dont une partie déjà adjugée ou mise en adjudication, d’un coût estimé à 26 530 000 francs ; de deux lignes de chemins de fer, dont celle du Pirée à Larissa étudiée par Gotteland, longue de quelque 340 km et d’un coût estimé à 70 millions de francs ; de sept ports (11 500 000 francs) ; et d’une série d’autres travaux, portant sur le boulevard de Patissia à Athènes et sur la reconstruction de la toiture du Palais Royal entre autres (3 560 000 francs au total). Un autre bilan, dressé en 1887, nous apprend que le coût des travaux étudiés par la mission, qu’ils soient déjà adjugés ou en cours d’exécution (dont 9 routes d’une longueur cumulée de 530 km et les ports de Kymi, Patras et Scopelos), s’élève à 17 215 000 francs alors que les travaux étudiés en projet et prêts à être mis en adjudication – plusieurs projets routiers, portuaires, hydrauliques, de chemins de fer... – sont estimés à 145 855 000 francs.

Mais si l’implication des ingénieurs et techniciens français dans l’équipement de la Grèce en infrastructures modernes reste soutenue, force est de constater qu’entre les dates des deux bilans la compositition de la mission des Ponts et Chaussées ainsi que son rôle exact dans le paysage des travaux publics du pays connaissent des changements importants. Le 17 septembre 1885, le nouveau gouvernement grec sous la présidence de Théodoros Diligiannis (1820-1905) notifie à Rondel qu’il souhaite, pour des raisons politiques et financières, le départ d’une bonne partie, voire de la quasi-totalité des missionnaires. Dans une dépêche télégraphique datée du 31 octobre 1885, l’ambassadeur français à Athènes annonce que, après d’âpres négociations, la mission est conservée mais de façon purement consultative ; elle est chargée désormais « exclusivement des études générales, du contrôle, de la réception des travaux, de toutes les questions se rattachant aux travaux publics », alors que son service est diminué des deux tiers. Quelque 55 missionnaires sont alors sommés de quitter le pays.

Revenu aux affaires, Trikoupis établit en automne 1886 une nouvelle convention entre les deux pays : la nouvelle mission a moins d’attributions que son ancêtre de 1882/1883, mais elle est plus importante que celle de 1885 (en 1887, la mission est forte d’une quinzaine de personnes). Si Rondel est « sacrifié », Gotteland and Quellenec restent, en revanche, sur place pour travailler de concert avec leurs collègues grecs du corps des travaux publics institué en 1878. Vers 1890, Gotteland est membre du Conseil des travaux publics de Grèce établi en 1887, directeur du service des chemins de fer du royaume – dans ses fonctions figurent le contrôle de l’exploitation de 700 km de lignes et le contrôle de la construction de 220 km supplémentaires – et il s’occupe aussi des travaux d’assainissement et d’irrigation en Thessalie. Toujours à la même époque, Quellenec est également membre du Conseil des travaux publics ainsi qu’ingénieur conseil du ministère de la Marine, où il s’occupe de la question des phares et balises ; ingénieur en chef du service des routes, des ports et des travaux hydrauliques pour l’ensemble du royaume, il est aussi impliqué à l’époque dans plusieurs études, dont l’amélioration du port du Pirée, le dessèchement et l’irrigation des plaines de Messénie et d’Arcadie et l’alimentation en eau d’Athènes à l’aide d’un réseau moderne.

La carrière grecque de Gotteland durera une dizaine d’années et l’ingénieur des Ponts et Chaussées quitte le pays en 1893. Quant à Quellenec, il sera le seul membre de la mission maintenu en fonction par le gouvernement hellénique quand ce dernier décide de se priver, considérations budgetaires obligent, du concours français : en 1894, il se sépare de son employeur, l’État grec, en faillite depuis l’année précédente.